La gamme de Shepard
Inventée par Roger Shepard, scientifique américain spécialisé dans la psychologie cognitive, la gamme de Shepard est une gamme musicale qui donne l’illusion de monter sans jamais s’arrêter.
Le principe est plutôt simple : on superpose toutes les octaves d’une même note (qui correspondent aux multiples 2, 4, 8 etc. de la note fondamentale). Quand on monte la gamme, les notes les plus aiguës disparaissent progressivement et laissent la place aux notes graves. La gamme boucle ainsi sur elle-même. Ce principe est similaire à celui de la vis sans fin ou à l’illusion de l’escalier de Penrose .
Application de la gamme de Shepard : suspense et tension
Les sons qui montent créent généralement une tension. Les violonistes et les guitaristes le savent : quand on change une corde sur un instrument, il faut la tendre pour obtenir la bonne note. Et cette opération est parfois un peu stressante car à chaque tour de clé, le son monte et on a l’impression que la corde va casser.
La gamme de Shepard permet de maintenir une tension constante sur une longue durée grâce à la sensation que le son monte éternellement.
Dans le film Dunkerque, de Christopher Nolan, le compositeur Hans Zimmer utilise un effet de composition similaire à la gamme de Shepard. Il utilise une gamme montante jouée par un synthétiseur qui contient plusieurs notes à l’octave superposées. Encore une fois, les notes les plus aiguës sont progressivement remplacées par des notes graves.
La gamme employée par Hans Zimmer dans ce morceau est une gamme de La diminué qui alterne tons et demi-tons. Cette gamme a l’intérêt de ne pas avoir de degrés plus important que les autres (contrairement aux gammes majeures et mineures par exemple), ce qui participe à la sensation de continuité, donc à l’illusion auditive.
Musique sans fin
Dans un registre plus ludique, la gamme de Shepard permet de composer des mélodies qui ne finissent jamais. Le jeu Super Mario 64, sorti en 1996, comporte un bel exemple. Dans ce jeu, on trouve un escalier sans fin qui empêche l’accès en haut avant d’avoir réuni 70 étoiles. La musique est construite selon un motif ascendant qui boucle à l’infini, grâce à la gamme chromatique de Shepard.
Le glissando de Shepard-Risset
Jean-Claude Risset, chercheur et compositeur français, a utilisé le principe de la gamme de Shepard pour créer un son continu qui semble monter indéfiniment. Le principe est toujours le même : un empilement de notes à l’octave, les plus aiguës disparaissent et laissent les plus graves apparaitre. Avec un peu d’habitude, on reconnait bien le phénomène.
Voici le spectrogramme du glissando de Shepard-Risset. On voit bien la juxtaposition de plusieurs sons et la similitude visuelle avec une vis sans fin.
Application : Sound design
Dans les scènes de course-poursuite, le son participe fortement à la sensation de vitesse. Pour accroitre la tension, les monteurs son emploient presque systématiquement des sons de moteurs qui accélèrent. C’est beaucoup plus efficace qu’un son de moteur en régime continu, même s’il tourne vite. Mais comme un moteur ne peut pas accélérer perpétuellement, les monteurs utilisent des passages de vitesse, ce qui permet au son de redescendre d’un coup pour ensuite prendre le temps de remonter. Le spectateur entend donc majoritairement un son qui monte, ce qui accroit le suspense.
C’est pourquoi si on s’amuse à compter, certaines voitures au cinéma roulent en 15ème vitesse, alors que la course poursuite se passe en ville !
Ci-dessous le sonogramme d’une voiture qui accélère avec deux changements de vitesse. On voit que les sections où le son monte sont bien plus longues que celles où le son descend.
Dans The Dark Knight, Christopher Nolan s’affranchit de la contrainte du passage de vitesse en utilisant un son inspiré du glissando de Shepard (qu’il semble décidément aimer) pour le « bat pod ». Le régime moteur semble monter sans interruption pendant toute la séquence.
D’ailleurs, essayez de regarder une deuxième fois la séquence sans son et vous verrez que le bat-pod ne roule pas spécialement vite. C’est encore le son qui donne cette impression !
Autres exemples
Le son de Shepard-Risset fonctionne aussi à l’envers, et donne l’impression d’un son qui descend sans fin. La sensation n’est plus une tension mais au contraire une sorte de relâchement.
Accompagné d’une illusion d’optique basée sur des images fractales, on crée des séquences hypnotiques à souhait.
L’accélération infinie de Risset
Il s’agit d’une autre illusion auditive, qui donne l’impression qu’un son accélère éternellement. C’est exactement le même principe que le glissando de Shepard-Risset transposé dans le domaine temporel.
Voici comment ça fonctionne : On joue un rythme qui s’accélère, puis on lui superpose progressivement un deuxième rythme, deux fois plus lent, qui accélère de la même façon. Le fait d’utiliser un multiple permet de mélanger les deux sons de manière transparente. Puis on ajoute progressivement un troisième rythme, quatre fois plus lent que le premier. Lorsque le premier rythme devient trop rapide, on le fait disparaitre en fondu et ainsi de suite.