Ma première banque de son commerciale Ultrasonic Insects est disponible sur le site A Sound Effect. Voici les coulisses de sa fabrication.
L’idée
Tout a commencé par l’enregistrement d’une abeille avec un Sanken CO-100K. Ce micro est un véritable microscope sonore, capable d’enregistrer des sons de 20 à 100 000 Hz (plus de 2 octaves plus haut que le son le plus aigu audible par un être humain !). En ralentissant l’enregistrement à 1/4 de sa vitesse, je pouvais entendre le claquement des ailes de l’abeille, ce qu’un micro avec une réponse en fréquence normale ne peut pas capturer.
J’ai expérimenté avec d’autres insectes près de chez moi et j’ai découvert que leurs stridulations contenaient beaucoup d’informations dans le domaine ultrasonique, parfois plus que dans le spectre audible. C’était un nouveau monde qui s’offrait à mes oreilles et un nouveau matériau à partir duquel créer de nouveaux sons. Les insectes, et en particulier les orthoptères (grillons, sauterelles et criquets), émettent des sons riches et très variés d’une espèce à l’autre.
J’ai pensé : pourquoi ne pas créer une banque de son avec des insectes comme on ne les a jamais entendus ? Très proche du micro pour un maximum de précision, sans bruit de fond et contenant toutes les fréquences possibles jusqu’à 100 000 Hz ? Comme un musicien solo dans un studio ? Avec une telle bibliothèque, on pourrait par exemple :
- Multiplier les insectes avec des logiciels procéduraux comme Sound Particles pour créer des essaims ou des paysages sonores insolites.
- Pitcher (ralentir) les sons pour entendre le domaine ultrasonique, qui n’est normalement pas audible.
- Utiliser des sons, pitchés ou non, comme base pour créer des sons de monstres, d’animaux, de moteur, d’UI ou d’ordinateur.
- Utilisez les chants d’insectes tonaux pour créer des instruments virtuels ou des synthés.
C’est ainsi qu’est née l’idée de la bibliothèque Ultrasonic Insects.
Chercher la petite bête
J’ai commencé à enregistrer des insectes près de chez moi. J’ai la chance de vivre dans le Sud de la France, une région qui possède la plus grande diversité d’insectes chanteurs du pays : une centaine d’espèces d’orthoptères et une dizaine d’espèces de cigales. La cigale noire, Cicadatra atra, par exemple, chante toujours tête en bas.
Lors de l’enregistrement des insectes dans la nature, j’ai rencontré plusieurs défis.
J’ai d’abord dû trouver un spécimen dans l’environnement le plus silencieux possible, car le CO-100K est un microphone omnidirectionnel et il capte tout son audible ou ultrasonique dans presque toutes les directions. Cela inclut bien sûr d’autres insectes, ce qui signifie qu’un champ avec des centaines de sauterelles n’est pas le meilleur endroit pour enregistrer un spécimen isolé.
L’étape suivante consiste à approcher l’insecte. C’est généralement à ce moment-là qu’il s’arrête de chanter, car les orthoptères et les hemiptères ont de très bons yeux et peuvent nous voir arriver de loin. Alors il faut attendre et rester immobile (parfois longtemps) jusqu’à ce que l’insecte recommence à chanter. Pas à pas, il faut s’approcher, jusqu’à pouvoir amener le micro à proximité de l’insecte. J’utilise un micro omnidirectionnel, et il n’y a pas d’effet de proximité qui modifie la réponse en fréquence sur un micro omnidirectionnel. Donc tant qu’il n’y a pas de distorsion, on peut donc placer le micro le plus près possible du sujet.
Cela peut prendre du temps, et c’est souvent décourageant quand la sauterelle que l’on traque depuis une demi-heure s’envole. Après de nombreux essais, j’ai perfectionné ma technique d’approche avec des mouvements très lents et beaucoup de concentration. C’est un mélange de méditation et de chasse, mais sans tuer sa cible !
L’exercice d’enregistrement d’insectes en grande proximité est plus ou moins difficile selon les espèces. Le dectique à front blanc, Decticus albifrons, par exemple, vous détecte à plus de dix mètres et arrête son chant pendant plusieurs minutes. En plus, il se cache dans des buissons très denses. Il m’a fallu plusieurs heures pour obtenir un bon enregistrement. En revanche, l’Ephippigère Terrestre, Ephippiger Terrestris, n’est pas craintive, chante volontiers et peut même être prise dans la main facilement.
rrD’ailleurs, j’ai eu une vraie surprise en enregistrant cette même ephippigère. Son chant est assez audible, mais ne parait pas plus fort que celui des autres orthoptères. Lorsque j’ai approché d’elle, l’entrée de mon enregistreur a immédiatement saturé. J’ai dû baisser le gain d’environ 30dB par rapport à d’autres insectes pour que le signal module correctement. J’ai découvert par la suite que son chant est très fort, mais l’essentiel de l’énergie se situe entre 20 et 25 KHz (ce que je ne peux pas entendre !).
L’identification des insectes
Après chaque enregistrement, j’ai pris des photos de mes spécimens pour les ajouter aux métadonnées des sons de la sonothèque et identifier chaque espèce. L’identification est un processus assez difficile quand on n’est pas un entomologiste professionnel. La couleur d’un insecte n’est pas un bon indice car elle varie au sein d’une même espèce. Le criquet pansu, Pezotettix giornae, par exemple peut être marron, gris ou violet. Le chant en revanche est spécifique à chaque espèce, ce qui en fait un très bon indice. L’identification est une véritable enquête, qui nécessite d’analyser la morphologie des insectes, mais aussi de comparer photos, enregistrements et spectrogrammes. Quelques années se sont déroulées depuis cette première sonothèque, et je suis aujourd’hui beaucoup plus compétent dans l’identifications des orthoptères et des cigales de France, en particulier à partir du chant.
Enregistrement en studio
Par la suite j’ai capturé le son de trois espèces de grillons qui sont généralement vendus pour nourrir les reptiles : Gryllus Bimaculatus, Acheta domesticus et Gryllus assimilis. Pour l’occasion, j’ai transformé mon studio en chambre quasi anéchoïque en ajoutant de nombreux panneaux absorbants. En effet, la réverbération courte du studio, habituellement peu perceptible devient extrêmement flagrante lorsqu’on ralenti les enregistrements.
J’ai utilisé une cage avec un filet en plastique pour donner aux grillons de l’espace et du temps pour s’exprimer. J’ai collecté des heures d’enregistrement pour chaque espèce. J’ai ensuite relâché mes grillons dans la nature, et entre-temps quelques uns se sont enfuit de leur cage et cachés dans ma maison.
Les blattes souffleuses de Madagascar
J’ai découvert par hasard l’existence des blattes souffleuses de Madagascar. Pour effrayer leurs prédateurs, elles sont capables d’émettre des sons assez puissants qui imitent le sifflement du serpent. Ce procédé est assez rare chez les insectes, on le retrouve chez certains papillons comme le sphinx tête de mort.
J’ai contacté un éleveur de blattes souffleuses pour obtenir différents spécimens. La blatte de Madagascar est un insecte parfaitement inoffensif, mais dont la taille – près de 10 cm de long à l’age adulte – est réellement impressionnante.
Lorsqu’on touche sa carapace, ça déclenche un réflexe de protection, l’animal fait le dos rond et émet une sorte de sifflement, proche d’un bruit blanc. La première fois, ce sifflement m’a littéralement fait sursauter – on imagine pas qu’un tel son puisse provenir d’un insecte. Par la suite, j’ai pris le temps d’apprendre à connaitre ces petites bêtes inoffensives qui avaient l’air repoussantes au premier abord. Je les ai enregistrés délicatement, en essayant de ne pas trop les stresser. Finalement j’ai décidé de les garder et leur ai offert un joli terrarium, ce qui ne manque pas d’engendrer de nombreuses questions chez mes invités.
Conclusion
J’ai sillonné ma région durant les trois mois d’été pour récolter au total les chants d’une vingtaine d’espèces d’insectes (plus cinq enregistrées dans mon studio).
J’ai remarqué que chaque espèce a son propre chant et sa propre plage de fréquences, comme les fréquences radio en radiocommunication – peut-être pour éviter les interférences entre les espèces ?
Curiosité : la hauteur du chant de certaine grillons varie fortement en fonction de la température, comme le grillon d’Italie, Oecanthus pellucens, dont vous trouverez deux enregistrements différents dans la sonothèque.
J’ai aussi découvert que les insectes utilisent différentes parties de leur corps pour produire du son. Les cigales ont deux sortes de cymbales dans leur abdomen – on dit d’ailleurs qu’elle cymbalisent. La plupart des criquets grattent leurs énormes pattes arrière contre leur élytres. Les grillons produisent des sons en frottant leurs petites ailes l’une contre l’autre (leurs ailes ne leur permettent pas de voler). Et enfin, les blattes souffleuses forcent de l’air à travers de minuscules trous qui permettent de respirer – les stigmates – pour produire des sifflements spectaculaires.
J’espère que vous apprécierez ce premier volume d’Ultrasonic Insects autant que j’ai aimé l’enregistrer.
La suite ici.