Nicolas Titeux

Ingénieur du son | Sound designer
Compositeur

Le son des cloches

par | Juil 3, 2024

J’ai toujours été fasciné par le son des cloches d’église. Dans beaucoup de pays du monde, les cloches font partie du paysage sonore. En France, les cloches rythment la vie des habitants. Elles sonnent les heures de la journée, et font aussi partie des fêtes religieuses catholiques, les mariages, les messes, etc. C’est un patrimoine sonore important.

Depuis que je travaille dans le domaine du son, j’ai toujours pris le temps d’enregistrer les sons des cloches que je rencontrais en voyage, et j’ai remarqué qu’il y a une énorme diversité de notes et de timbres. J’ai aussi constaté qu’il est souvent difficile de réaliser un bon enregistrement à cause de la pollution sonore lié à la circulation, aux humains, aux oiseaux, etc.

La basilique de Lalouvesc, qui abrite un bourdon de 6 tonnes.

Le projet

Il y a un an, une idée a germé : proposer une banque de son de cloches qui réunirait trois critères importants :

  • La qualité : les sons devront être sans bruit parasite (trafic, oiseaux, voix), avec un très bon rapport signal/bruit, bien timbrés et précis. En effet, il est facile d’éloigner ou de dégrader un son en post-reproduction si c’est nécessaire, mais l’inverse est impossible.
  • La diversité : contenir suffisamment de sons différents pour représenter la variété des sons qu’on trouve en France et en Europe et couvrir à peu près n’importe quelle situation, de la petite cloche de chapelle au bourdons géants des plus grandes cathédrales.
  • L’accessibilité : les sons devront être facile à trouver, bien classés, avec la note des cloches et des métadonnées complètes.

Comment répondre au critère de qualité ?

Au cours des années j’ai perfectionné ma technique de prise de son et j’ai acquis du très bon matériel, mais ça ne suffit pas. Les clochers sont souvent placés au centre des villages ou des villes, près des routes. A la campagne, il sont souvent habités par des oiseaux. Il y a toujours de la pollution sonore.

Pour assurer un bon rapport signal/bruit, j’ai commencé par enregistrer les clochers à des moment calmes : l’hiver et la nuit. J’ai aussi choisi des lieux silencieux. J’ai rapidement réalisé que cette technique était trop restrictive, en effet beaucoup de cloches ne sonnent pas la nuit et de nombreux clochers sont situés dans des lieux continuellement bruyants, en centre-ville ou près des routes. J’ai donc cherché à me rapprocher des cloches. C’est bien connu, quand on réduit la distance de prise de son, on augmente le signal et donc on améliore le rapport signal sur bruit.

Une cloche pesant 1,6 tonnes, qui donne le ré 3... et qui penche à gauche !

Lors de mes premiers essais, je me suis trouvé dans un village calme avec une belle sonnerie de cloches, mais une nuée d’étourneaux a complètement gâché ma prise. Le prêtre de l’église m’a proposé d’enregistrer les cloches depuis l’intérieur du clocher. J’ai accepté avec joie. J’avais tout de même un à-priori : je craignais que le son soit trop fort, déformé et pas naturel par rapport au son qu’on a l’habitude d’entendre. J’avais aussi peur qu’on entende trop le mécanisme de la cloche.

Cette prise de son a levé toutes mes craintes. Les micros Sennheiser MKH 8040 encaissent très facilement le volume sonore des cloches à proximité et même si, à l’oreille, le volume du son est absolument insupportable sans protection auditive (entre 100 et 120 dB), le résultat enregistré est excellent. C’est un peu comme une batterie : c’est désagréable à écouter à proximité, mais une prise de son rapprochée donne les meilleurs résultats. Cependant, le gain d’entrée minimum de mon enregistreur Sound Devices 633 était un peu trop élevé pour gérer les niveaux délivrés par les micros MKH 8040. Je ne voulais pas utiliser d’attenuateurs, alors j’ai opté pour un enregistreur Sound Devices MixPre 10 II, qui m’a donné d’excellents résultats.

J’ai pensé qu’il serait idéal d’enregistrer tous les sons depuis l’intérieur des clochers… mais ce n’est pas si simple ; l’accès aux clochers est souvent délicat. Certains clochers ne sont pas praticables, trop dangereux, ou encore les escaliers ou échelles sont cassés. Parfois, l’accès est refusé.

Lorsque je ne pouvais pas accéder aux clochers, j’ai utilisé les techniques suivantes :

 

  • Privilégier les lieux les plus silencieux.
  • Placer les micros à l’extérieur le plus près possible des cloches avec des perches ou des pieds de micro géants.
  • Isoler mes micros du bruit de fond par des murs, des maisons, tout en visant les clochers.
  • Enregistrer plusieurs prises pour pouvoir supprimer les passages de voitures ou les oiseaux.
  • Nettoyer les sons en post-production (notamment pour éliminer les oiseaux).
  • Ne conserver que les meilleurs enregistrements, et jeter les autres !
Une cloche flambant neuf que j'ai enregistrée avant même qu'elle soit installée dans le clocher.

Comment répondre au critère de diversité ?

La discipline qui s’intéresse aux sonneries des cloches s’appelle la campanologie. Il existe deux grandes méthodes pour faire sonner une cloche : la frapper avec un marteau – on parle alors de tintement – ou la faire balancer, on appelle ça une volée.

Le tintement d’une cloche émet un son très brillant, très stable, avec une décroissance régulière de chaque harmonique.

Quand une cloche sonne en volée, un battant frappe l’intérieur de la cloche à chaque oscillation. Dans ce cas, elle produit un son qui module en fréquence, grâce à l’effet Doppler, mais aussi en timbre, car l’orientation de la cloche fait varier l’amplitude des différentes harmoniques. Il en résulte un son moins stable mais plus doux et plus vivant.

Les cloches tintées sont utilisées dans les carillons et les tours d’horloge pour indiquer l’heure car le nombre de sonneries est contrôlé. Les cloches à la volée sont utilisées pour les cérémonies et les fêtes religieuses.

Depuis les années 1930, les fondeurs de cloches disposent des outils nécessaires pour accorder précisément leurs cloches après la coulée. Cela signifie que les cloches modernes ont tendance à avoir un son standardisé. Pour la banque de son, j’ai enregistré des cloches modernes et anciennes. Avec les vieilles cloches, je n’ai jamais trouvé deux fois le même son. L’accordage, les formants, l’équilibre… chaque aspect du son change.

Avant d’enregistrer tous ces sons, je pensais que toutes les cloches avaient plus ou moins le même son, à la note près. J’imaginais qu’en transposant le son, on retrouvais toujours à peu près le même timbre. Ce n’est pas du tout le cas. Le son d’une cloche est très complexe et contient beaucoup d’harmoniques. Chaque cloche a son son spécifique. J’ai même fait l’expérience d’accorder plusieurs cloches sur la même note fondamentale. Résultat : aucune ne sonne de la même manière.

Voici le spectrogramme du son de plusieurs cloches accordées à la même note fondamentale. Les harmoniques sont très différentes.

Il existe plus de 80 000 cloches en France. Si je voulais toutes les enregistrer, à raison de 2 par jour (ce qui est totalement irréaliste) il faudrait que je travaille plus de 100 ans !! 

Carte des lieux d'enregistrement.

Concrétisation

J’ai commencé par inventorier les sons que j’avais enregistré par le passé. J’ai constaté à quel point il est difficile d’obtenir des sons vraiment propres. Parmi les 40 cloches que j’avais déjà dans ma banque de son personnelle, seuls 3 ou 4 répondaient à mes critères de qualité en raison de bruits parasites.

J’ai entrepris un important travail de documentation autour des cloches en France. Quels clochers sont accessibles ? Quelles notes font les cloches ? Où trouve-t-on les plus grosses cloches ?

Les cloches les plus faciles à trouver sont celles dont la hauteur est comprise entre Sol 3 et Do 4. C’est un peu la « cloche standard » et pèsent quelques centaines de kilos. Des cloches plus aiguës se trouvent plutôt dans les petites chapelles ou dans les carillons et sont parfois encore actionnées à la main.

Les cloches qui émettent des notes inférieures à Do 3 sont appelées bourdons. Ils pèsent plusieurs tonnes et se trouvent dans les cathédrales, les basiliques et certaines églises. Il n’en existe qu’une centaine en France. Enregistrer un bourdon est une expérience unique. C’est le seul instrument de musique capable d’émettre un son aussi grave avec autant de puissance. Tout votre corps vibre, comme si vous étiez à côté d’un énorme caisson de basses. A chaque fois j’ai ressenti des émotions fortes. Le son d’un bourdon s’entend souvent à plusieurs kilomètres.

Voici la taille d'un bourdon.

Enregistrer des cloches nécessite beaucoup de travail en amont. Il faut trouver les cloches dont le son est intéressant, contacter les personnes responsables pour demander l’autorisation d’accès, passer de nombreux appels téléphoniques, envoyer des e-mails, prendre des rendez-vous et voyager. Il existe des centaines de vidéos filmées par des amateurs de cloches en ligne. Le son de ses vidéos n’est pas de très bonne qualité mais cela permet de se faire une idée sans se déplacer.

La collégiale de Briançon, à 1300 mètres d'atlitude.

L’enregistrement n’est pas la partie la plus difficile. Une fois dans le clocher, il faut trouver le bon endroit pour placer ses micros, et ça nécessite de trouver le bon équilibre entre plusieurs paramètres :

 

  • Éloigner les micros des moteurs pour réduire les bruits mécaniques et électriques.
  • Placer les micros à bonne distance de la cloche pour garder une image stéréo naturelle et éviter de grosses variations de dynamique, notamment pour les bourdons qui parcourent plusieurs mètres lorsqu’ils se balancent.
  • L’enregistrement au-dessus de la cloche manque de basses pour des raisons acoustiques.
  • Placer le microphone plus bas que la cloche réduit le bruit de fond car les murs agissent comme des barrières acoustiques.
Les murs des clochers permettent de minimiser les bruits de l'extérieur

Bien que la plupart des cloches en volée soient actionnées par un moteur électrique, il en existe encore quelques unes qui sont actionnées manuellement. J’ai eu l’occasion d’enregistrer avec deux sonneurs et de m’essayer à l’exercice. Les cloches actionnées à la main ont un rythme un peu moins régulier, avec plus de dynamique. Et surtout, il n’y a aucun bruit de moteur !

Sonner une grosse cloche à la main est un exercice assez physique !

J’ai eu l’opportunité d’enregistrer précisement deux carillons composé de plusieurs dizaines de cloches. Les carillons sont assez difficiles à jouer, même pour un pianiste, car on joue avec les poings et il faut beaucoup de force. Les marteaux qui tapent les cloches sont bien plus lourds que ceux d’un piano. J’ai décidé d’échantilloner les carillons pour créer des instruments virtuels. En tant que compositeur, j’ai de l’expérience dans l’échantillonnage et la programmation d’instruments virtuels et je ne suis pas sûr qu’il existe beaucoup de bibliothèques de carillons disponibles. L’ensemble du processus – enregistrement, montage, nettoyage et programmation – a pris environ une semaine, mais le résultat en valait vraiment la peine !

Une partie des cloches du carillon de Carcassonne.

Ce fut un voyage fantastique, j’ai appris à mieux connaitre les cloches et j’ai rencontré des gens formidables. C’est incroyable de trouver des instruments de musique qui sont restés à l’extérieur pendant des siècles et qui sonnent toujours aussi bien. Au début, je m’étais fixé un objectif de 50 cloches différentes, mais je me suis pris au jeu et j’ai finalement parcouru environ 12 000 kilomètres en 6 mois pour enregistrer plus de 220 sons dans 63 lieux. J’ai réussi à enregistrer 80 % des sons à l’intérieur des clochers. 

Je tiens à remercier chaleureusement tous ceux qui m’ont aidé à mener à bien ce projet : prêtres, sacristains, guides et campanologues, notamment Luc Caraguel, Grégoire Corneloup, Pierre Dallemagne, Michel Barthe-Dejean, Philippe et Christian Wathelet, Philippe Simmonet, Vincent Gils, Stephane Adloff, Noëlle Henry.

Découvrez le résultat de ce travail :

BEAUTIFUL BELLS VOL 1 COVER
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